lundi 24 septembre 2012

Encore le début

C'est une jeune femme qui est venue d'une façon décidée. Elle a pris rendez-vous au téléphone comme si elle devait se rendre chez un dentiste. Dans ce petit entretien téléphonique sa voix était douce : un fond de tristesse contrastait avec la vigueur, le volontarisme qu'elle avait parfois pour répondre à mes questions. J'avais la sensation qu'elle se défendait de quelque chose, qu'elle était déjà pressée d'en terminer avec ce coup de fil. Il a, de fait, duré fort peu.
Sans que cela me surprenne, je l'ai vue honorer ce premier rendez-vous. Elle est venue.

Elle fut ponctuelle. Je retrouve dans son attitude la même singulière impression qu'au téléphone. 
Elle est là, volontaire, presque prête à être une forme de "patiente idéale". Mais j'entends encore une douce fêlure en elle : c'est celle-ci que j'aimerais accueillir dans mon cabinet. L'airain de la cloche sonne légèrement faux, cette fausseté s'entend mieux quand elle parle doucement et j'imagine que c'est celle-ci qu'elle ne veux pas donner à voir, ni s'offrir à elle-même. 

Elle croise peu mon regard, la position des fauteuils permet cet évitement si on le souhaite.
Un observateur extérieur aurait sûrement trouvé ce premier entretien banal. Il ne s'y ait rien dit d'extraordinaire. C'est ce qui se déroule qui est singulier. En fait, j'ai l'impression que la jeune femme est là, et qu'elle n'est pas là.
Elle parle avec facilité. Il est beaucoup question de sa famille, beaucoup question d'histoires d'argent qui tournent autour d'elle de façon très serrée, circulaire, enfermante. Au travers de sa parole, on dirait qu'elle me tend la main, puis qu'elle la retire.

Je lui propose de la revoir, mais qu'elle réfléchisse d'abord de son côté, savoir si elle est vraiment prête. Sans se lever elle saisit un sac en bandoulière de cuir fauve qu'elle avait posé au sol et le tenant sur ses genoux me demande :
- "Je vous dois quelque chose ?"
Je me rend alors compte que nous n'avons pas parlé au téléphone du prix de cette première séance. Ce n'est évidemment pas un hasard. Il me semble que ce serait intéressant pour elle que son acte ait un prix, que payant elle-même le prix de son désir elle sorte de la spirale de l'argent familial.
Je suis partagé et c'est facile, dans l'après-coup, de comprendre que quelque chose de moi aussi est présent et empêché de l'être. Je note comme cette jeune femme s'est bien arrangée pour rien ne soit possible :
- si je lui facture cette séance, je réponds à sa demande qui exprime une dette (je vous dois quelque chose ?) et je reproduis le schéma familial dont elle est victime.
- si j'affirme que non, la première séance ne coûte rien, j'indique que sa fêlure ne compte pour rien et je reproduis le schéma familial dont elle est victime.
C'est "bien joué". Je lui dis que vraisemblablement, ce serait intéressant de facturer cette séance car les histoires d'argent sont importantes dans son environnement mais que c'est délicat, vu que nous n'en avions pas parlé. Au moment où je le formule j'imagine que sa partie "bonne élève" va me cataloguer dans la case des mauvais psys qui ne savent pas ce qu'ils veulent.

Sans que cela me surprenne, elle n'est jamais revenue.

J'étais alors débutant et aujourd'hui j'agirais d'une toute autre façon : les débuts ne concernent pas que les clients...

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